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In memoriam Bui Huy Duong

(1937-2013)

Hommage scientifique et plus...

Publié le 7 Juin 2013 par Pr. Alain Ehrlacher

Hommage scientifique et plus...

Généralement lorsqu'un grand scientifique disparaît on évoque ses travaux. La matière ne manque pas, plus de 100 articles, 4 livres dont certains traduits en 7 langues.

Il a fait avancer tous les principaux sujets de la mécanique des solides des 50 dernières années.

Tout d’abord à son entrée au LMS en 1961, peu après sa création, il a travaillé sur la plasticité sous la direction de Jean Mandel. Ses travaux expérimentaux sur l’évolution du domaine d’élasticité, d’une remarquable précision, sont maintenant utilisés dans la plupart des cours de plasticité enseignés dans les écoles d’ingénieur.

Il a ensuite beaucoup travaillé sur la mécanique de la rupture qui traite des problèmes de propagation de fissure dans les structures.

Comme vous le savez, la maîtrise des problèmes de fissuration est essentielle à la sécurité de nombreux ouvrages, dont les centrales nucléaires.

Il a très vite été, avec Dominique François et René Labbens, l’un des principaux expert de ce sujet difficile. Ses travaux lui ont valu une grande notoriété internationale.

Il a aussi travaillé sur ce que l’on nomme les problèmes inverses, autre sujet difficile et passionnant.

L’application la plus connue de ses travaux porte sur l’analyse inverse des mesures de micro gravimétrie sur la pyramide de Khéops. Il a réalisé ces travaux à la demande de Marc Albouy, directeur adjoint des études et recherches d’EDF, en 1989, dans le cadre de ce que l’on appelle le mécénat de compétences. Il a travaillé avec Jacques Lakshman de la compagnie de prospection géophysique française.

Ces travaux ont été médiatisés beaucoup plus tard, en 2000 lorsque Henri et Jean Pierre Houdin ont proposé une nouvelle théorie de la construction de la pyramide de Khéops. Ils ne connaissaient pas les travaux de Bui. Il se trouve que l’interprétation des mesures micro gravimétriques proposée par Bui semble en bon accord avec la théorie de la rampe interne proposée par Henri et Jean Pierre Houdin.

Bui nous disait en 2002 que sa carrière avait duré 80 ans, 40 ans comme chercheur au LMS et 40 ans comme ingénieur chez EDF. Il a beaucoup aimé cette situation et nous disait souvent que chacune de ses deux vies ensemençait l’autre. Il plaisantait souvent sur ce point et se comparait au chat de Schrödinger de la mécanique quantique, dont vous savez qu’il existait simultanément sous deux états. Il a d’ailleurs laissé, à l’Académie des Sciences un émouvant document de souvenirs de cette double carrière. Il a précisément intitulé ce document « Le chat de Schrödinger de la mécanique des solides ». Nous sommes peu nombreux à avoir eu la chance de lire ce beau texte.

Le couronnement de ses travaux, c’est bien sûr les entrées dans les académies, Académies des Sciences de France en 1995, puis Académie des Technologies et Académies des Sciences Européennes.

Bui est resté un grand scientifique et à travaillé jusqu’au bout de ses forces, malgré les souffrances et la maladie. Il m’a envoyé le 21 mai 2013 son dernier papier écrit en l’honneur de G.I. Barenblatt, « Exact Inverse Elastic Scattering of a Crack in the Time domain ».

Mais je n’ai pas envie de parler beaucoup plus des nombreux travaux de Bui, je préfère vous parler de l’homme que j’ai connu et auquel j’étais très attaché.

Ce qui le caractérisait surtout, s’était son profond amour pour sa famille. Une bien belle famille en vérité, avec Marie son épouse, Jean et Raphael, polytechniciens comme lui, et maintenant ses petits enfants qu’il adorait véritablement et dont il était très fier.

Cet amour rejaillissait dans son travail et si vous le voulez bien, je vais vous raconter une anecdote peu connue.

Il est d’usage en sciences de nommer un concept à l’aide d’une lettre. Cette lettre est le plus souvent l’initiale du prénom de l’inventeur du concept.

Par exemple en mécanique de la rupture le « taux de relaxation d’énergie », concept essentiel inventé par le grand savant Georges Irwin est nommé G.

James Rice, un autre grand savant, ami de Bui, a proposé une expression intégrale pour permettre le calcul de cette énergie. L’intégrale de James Rice est nommée J.

Bui a apporté une contribution très importante à ce champ de connaissance en proposant une intégrale duale de celle de James Rice. Au lieu de nommer cette intégrale H (pour Huy Duong) selon l’usage, il l’a appelée I. Plus tard, Bui nous a donné l’explication de ce I qu’il faut prononcer aï à l’américaine. Il s’agit du second prénom de son épouse Marie. Il a choisi ce nom pour l’honorer. Un geste d’amour plein de pudeur.

Une autre caractéristique de Bui est son enthousiasme communicatif. Tous ses amis ont des souvenirs de ses moments extraordinaires où il « cassait » un problème difficile et qu’il nous faisait profiter des résultats de ses travaux.

Il m’en revient un sur un sujet qu’il a beaucoup aimé. Le sujet avait été proposé par Gilles Rousselier qui essayait de comprendre pourquoi lors d’un choc thermique sur un tube mince une fissuration pouvait apparaître dans une zone où la contrainte devait être nulle selon un modèle de coque bien établi. Bui a repris l’analyse et amené un calcul analytique exact de haute technicité en 3 dimensions.

Il a eu la grande joie de voir apparaître à l’emplacement précis de la fissure constatée expérimentalement une singularité d’une nature inconnue jusqu’alors à l’interface entre deux matériaux différents. Il a nommé cette singularité la « singularité épine ». Il nous en a beaucoup parlé avec enthousiasme. C’était pour lui une occasion de nous rappeler que la démarche scientifique nécessite une critique permanente, y compris des modèles les mieux établis.

Bui a marqué tous ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui. Il a eu une influence déterminante sur la vie et la carrière de ses élèves. Tous ont bénéficié de ses grandes qualités humaines, sa simplicité malgré sa grande notoriété, sa générosité, sa bienveillance.

Son enseignement sur ce point est : Tolérance, Effort, Patience et Respect mutuel. Il nous a dit que l’importance de ces valeurs lui était apparue à l’époque où, enfant, il vivait avec sa nombreuse famille (oncles, tantes cousins) dans la maison de son grand père au Vietnam.

Enfant il ne pouvait pas aller à l’école. Ses passions étaient la chasse et la pêche qu’il pratiquait dans la rivière Ma Avec son père. Il était fier de dire qu’il avait fabriqué lui-même une petite arbalète. Il donne là l’explication des symboles gravés sur son épée d’académicien, un arc et un poisson. Rappelons que la lame de cette épée est dans le même acier que celui des cuves des centrales nucléaires.

A cette époque, le soir il contemplait la voie lactée et s’émerveillait. Mais ce n’était pas qu’une contemplation esthétique. Il se posait déjà des questions de nature scientifique sur les phénomènes qu’il observait.

Il nous a dit que son amour de la science prend ses racines dans cette observation du ciel nocturne. C’est un point qu’il a en commun avec de nombreux grands savants qui l’ont précédé.

Je regrette de n’avoir pu échanger avec lui sur l’image magnifique de la naissance de la lumière dans l’univers que vient de nous donner le satellite d’observation Planck.

Bui est parti, mais il continue à être présent parmi nous. Il est présent en nous ses élèves par l’enseignement qu’il nous a donné qui allait bien au-delà des sciences. Il continuera à être présent après nous par ses enseignements que nous transmettons à nos propres élèves.

Nous souhaitons beaucoup de courage à sa famille dans la traversée de cette épreuve. Nous savons que la foi profonde de Bui, baptisé à 26 ans, et des ses proches sera un soutien.

Nous espérons que notre gratitude et reconnaissance pour celui qui aura été notre Maître pourra leur apporter un peu de consolation.

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